La guerre civile en Algérie

Le début des années 1990, souvent appelé la « décennie noire », marque le commencement de “l’autre guerre” d’Algérie, un conflit tragique qui a déchiré les habitants d’un pays dont l’indépendance, ou plutôt la (re)naissance indépendante, ne datait que de trois décennies. Ce conflit a opposé le gouvernement algérien à divers groupes islamistes armés, entraînant des violences extrêmes et des pertes humaines considérables.
Ainsi, entre 1992 et 2002, la population algérienne s’est retrouvée prise en étau entre deux forces antagonistes : les militaires et les groupes armés islamistes. Des victimes civiles, dont le nombre s’élève à plusieurs dizaines, voire centaines, de milliers, hantent les mémoires de ceux qui ont survécu. En parallèle de ceux qui ont perdu la vie, victimes d’attentats à la bombe, d’assassinats, de massacres et/ou d’exécutions extrajudiciaires sous diverses formes, on dénombre également de nombreuses victimes de viols, de torture ainsi que de disparitions forcées.
- ORIGINES
La genèse de la guerre civile algérienne remonte au début des années 1980.
Une croissance démographique rapide, associée à un désengagement graduel de l’État, a exacerbé la paupérisation de la population et alimenté une contestation de plus en plus vive contre le pouvoir en place. Face à des problématiques telles que la crise du logement, la pénurie d’eau potable et la remise en cause constante des libertés publiques, un profond malaise s’est installé dans le pays, éclatant à travers divers mouvements de contestation. Ces derniers ont été initiés par les ouvriers et les étudiants dans des villes comme Tizi Ouzou et Béjaïa en 1980, Saïda, Oran et Mahdia en 1982, Laghouat en 1985, Constantine et Sétif en 1986, ainsi que Collo en 1988. Le point commun de toutes ces manifestations était leur répression sanglante.
Le choc pétrolier de 1986 a accentué les tensions, et les manifestations se sont soudainement propagées dans tout le pays. La jeunesse algérienne est descendue massivement dans les rues du 4 au 10 octobre 1988 pour exprimer un mal-être collectif, bien plus vaste que celui d’une seule génération. Il s’agissait d’un rejet profond d’une société en crise, étouffée par un simulacre de vie, dominée par des difficultés économiques et sociales. Dès le premier jour des manifestations, des centaines d’arrestations ont eu lieu, accompagnées de saccages des symboles du régime. La foule scandait des slogans tels que « Chadli assassin » et « FLN au musée », reflétant une colère généralisée.
Le 6 octobre, un état de siège fut décrété, transférant les pouvoirs de l’autorité civile à l’armée, mais cela n’a pas empêché les émeutiers de continuer à s’opposer aux forces de l’ordre dans plusieurs villes du pays.
Le nombre de victimes de cette répression est estimé à 169 morts selon la gendarmerie nationale, tandis que les services d’urgence des hôpitaux d’Alger dénombraient environ 500 victimes, principalement tuées par balle. En plus des exécutions sommaires, de nombreux manifestants ont été arrêtés arbitrairement et torturés.
Cependant, cette répression a tout de même conduit à une transformation politique majeure. Le président Chadli Bendjedid, alors au pouvoir, a décidé de réformer la Constitution par référendum afin d’autoriser la création de partis politiques autres que le Front de Libération Nationale (FLN), parti unique depuis 25 ans. Par la même occasion, les libertés de réunion, de manifestation et d’association ont été instaurées. Ces réformes ont été approuvées à 92,7 % par référendum, avec un taux de participation de 83,08 %, et ont permis l’émergence de plusieurs partis politiques et associations.
Deux ans plus tard, en juin 1990, les premières élections municipales pluralistes ont eu lieu en Algérie, marquant un tournant historique depuis l’indépendance. Le Front Islamique du Salut (FIS), un parti islamiste, a remporté une victoire écrasante, prônant l’abolition de la Constitution et l’instauration d’un État islamique.
En 1991, le FIS a également remporté le premier tour des élections législatives libres. Cependant, en janvier 1992, l’armée a annulé les résultats, craignant une prise de pouvoir islamiste, ce qui a déclenché une crise politique majeure.
Sous une pression populaire croissante, le président Chadli Bendjedid a annoncé, le 5 juin 1991, la démission de son gouvernement et le report du deuxième tour des élections législatives, tout en instaurant l’état de siège pour une durée de quatre mois. En janvier 1992, sous la pression du haut commandement militaire, il a été contraint de démissionner. Les élections furent annulées et le FIS interdit.
Le pouvoir politique étant désormais vacant, un Haut Comité d’État (HCE), instance collégiale, fut mis en place et nomma Mohamed Boudiaf à sa tête. Jusqu’en janvier 1994, le HCE a cumulé les pouvoirs exécutif et législatif.
En février 1992, l’état d’urgence fut proclamé pour une durée initiale de 12 mois, puis reconduit en 1993 sans débat ni validation parlementaire, en violation de la Constitution de 1989. Cet état d’urgence ne fut levé qu’en février 2011.
- UN CONFLIT FRATERNEL
Les législations d’exception adoptées en 1991 et 1992, notamment l’état de siège puis l’état d’urgence, conférèrent aux autorités militaires des pouvoirs exorbitants, échappant à tout contrôle. Ces mesures leur permirent ainsi de placer en centre de sûreté toute personne majeure dont le comportement était jugé susceptible de menacer l’ordre public et la sécurité. Entre 10 000 et 20 000 individus furent ainsi internés dans des centres de sûreté, principalement dans le sud du pays, entre 1991 et 1995.
En mars 1992, le FIS, dissous par décision judiciaire, voit émerger des groupes armés comme le MIA et le GIA, qui commencent à perpétrer des attentats et des assassinats, notamment dans les quartiers populaires. La violence s’intensifie et se généralise, plongeant le pays dans la guerre civile.
En juin 1992, le président du Haut Comité d’État, Mohamed Boudiaf, est assassiné. Tandis qu’il prononçait un discours public dans la ville de Annaba. Le 26 août 1992, un attentat à la bombe frappe l’aéroport d’Alger, marquant la première attaque contre la population civile. Le haut commandement militaire, déterminé à « éradiquer » l’islamisme, renforce la répression. Ali Kafi, successeur de Mohamed Boudiaf à la tête du HCE, promulgue en septembre 1992 un décret législatif contre le terrorisme, définissant de manière large et floue les actes susceptibles d’être qualifiés de subversifs ou terroristes.
Dans le même temps, l’appareil sécuritaire se réorganise. À la demande du général Nezzar, un Centre de conduite et de coordination des actions de lutte anti-subversive (CCLAS) est créé sous la direction du général Mohamed Lamari, afin de coordonner les unités spéciales chargées de la lutte contre le terrorisme.
À partir de 1993, une guerre totale s’engage entre les groupes armés islamistes et les forces de sécurité. La violence frappe toutes les couches de la société. Suivant les principes de la guerre contre-insurrectionnelle, les forces de sécurité considèrent la population civile comme une base arrière des groupes islamistes. Suspectée de soutenir les insurgés, elle devient la cible d’une répression systématique, notamment dans les quartiers populaires et les zones reculées.
- LES DISPARITIONS FORCEES
Au nom de la lutte contre le terrorisme et la subversion, les services de sécurité de l’État ont fait disparaître des milliers de personnes en Algérie entre 1990 et 2000. Des catégories entières de la population étaient suspectées d’entretenir des liens avec la mouvance islamiste ou de détenir des informations sur les activités des groupes armés et furent particulièrement visées par ces disparitions. La cible principale de ces disparitions forcées fut la population civile, prise en otage entre les groupes armés islamistes et les services de sécurité de l’État. Contrairement à ce que prétendait les discours officiels, les disparus ont été arrêtés dans leur domicile, dans l’espace public, sur leur lieu de travail, ou au gré de leurs activités quotidiennes. Bien que la répression fût arbitraire, elle reposait sur des critères stigmatisants, tels que l’âge, le quartier de résidence, les opinions politiques, la profession ou les liens familiaux et amicaux, que les autorités utilisaient pour cibler des populations qu’elles jugeaient favorables aux islamistes
Si les disparitions forcées ont été sporadiques jusqu’en 1992, elles sont devenues de plus en plus fréquentes à partir de 1993, se généralisant en 1994. Entre mars 1994 et septembre 1995, plus de cent individus disparurent chaque mois après leur arrestation par les agents de l’État. Après les élections présidentielles de novembre 1995, ces disparitions ont commencé à diminuer en 1996, pour devenir progressivement moins fréquentes à partir de 1997.
En réalité, les services de sécurité algériens ont mené, en parallèle à la lutte contre les groupes armés, une véritable guerre contre la population civile pour éradiquer toute forme d’opposition, y compris pacifique.
Consultez le rapport « Les disparitions forcées en Algérie: un crime contre l’humanité »
- REPONSES DONNEES PAR L’ALGERIE
Durant toutes les années qui ont suivi la guerre civile algérienne, les autorités algériennes ont longtemps nié l’existence des disparitions forcées. Cependant, si l’État algérien a fini par reconnaître les violences survenues sur son territoire au cours de la décennie 1990, cette reconnaissance n’a été suivie d’aucune action politique concrète pour traiter les dossiers des disparu.e.s ni pour prendre en charge les familles. Celles-ci, en plus de perdre un être cher, se retrouvent souvent dans une situation de grande précarité, notamment financière, les disparu.e.s étant majoritairement des hommes, garants de la sécurité économique du foyer.
Pire encore, une volonté de « clore le chapitre » s’est traduite dans les faits par des lois d’amnistie visant à garantir l’impunité aussi bien aux groupes armés islamistes qu’aux forces de l’État.
En effet, la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, adoptée par référendum en 2005, ainsi que ses textes d’application entrés en vigueur en 2006 sous l’égide du président Bouteflika, constituent l’expression légale de la volonté politique algérienne de clore définitivement le dossier des disparu.e.s, niant ainsi aux familles leur droit à la vérité et à la justice.
- DENI DE L’IMPLICATION DES AGENTS DE L’ETAT DANS LES DISPARITIONS FORCEES
Entre 1994 et 1996, l’Observatoire National des Droits de l’Homme (ONDH) a été saisi par des milliers de familles désespérées signalant des disparitions survenues durant la décennie 1990. Ces saisines s’effectuaient auprès de la « structure de réception, d’enregistrement, de documentation et de suivi des doléances des citoyens ».
En 1997, l’ONDH a enregistré 706 nouveaux cas de disparitions, qu’il a ensuite transmis aux services de sécurité, suivant la procédure dite de « localisation du lieu de détention éventuelle ». Sur ces cas, l’ONDH a reçu des réponses concernant 514 disparus, provenant de divers services de sécurité. Depuis, les rapports se sont enchaînés sur divers sujets liés aux droits humains.
[Accédez ici au rapport annuel 1997 de l’ONDH]
Le travail de l’ONDH entre 1994 et 1998 s’est essentiellement limité à l’enregistrement des disparitions signalées par les familles et à la transmission des correspondances entre ces dernières et les autorités compétentes.
Face au refus des autorités d’engager des enquêtes effectives, les familles des disparus, témoins des arrestations opérées par des agents de l’État, ont poursuivi sans relâche leur quête de vérité. Elles se sont tournées vers les instances internationales de protection des droits de l’Homme, en particulier les Nations Unies.
En 1998, le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies, lors de l’examen du respect par l’Algérie du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), a exprimé de « graves préoccupations » quant à l’ampleur des disparitions forcées en Algérie et à l’incapacité de l’État à répondre adéquatement ou même à réagir face à ces violations flagrantes des droits humains.
[Téléchargez ici les Observations finales du Comité des droits de l’Homme, CCPR/C/79/Add.95, 1998]
À la suite de ces préoccupations, une première mesure officielle a été mise en place pour traiter le dossier des disparu.e.s. En septembre 1998, des bureaux d’accueil ont été instaurés dans les 48 wilayas du pays. Cependant, selon les témoignages des familles, certains de ces bureaux n’étaient en réalité que des adresses vides, souvent marqué par un rideau tiré. Placés sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, ces bureaux étaient censés recenser les plaintes des familles concernant les disparitions. Parallèlement, un comité formé au sein du ministère de la Justice était chargé d’examiner les plaintes soumises aux juridictions compétentes et de leur donner suite.
Au 31 mars 2001, après trois années d’activité, ces bureaux avaient recensé 4 884 cas de disparitions sur l’ensemble du territoire. Pourtant, malgré les recommandations du Comité des droits de l’Homme, la liste des personnes disparu.e.s n’a jamais été rendue publique. En pratique, aucune enquête approfondie ni impartiale n’a été menée sur le sort des disparus, que ce soit sur le plan administratif ou judiciaire. Les bureaux d’accueil du ministère de l’Intérieur se sont contentés de solliciter des informations auprès des services de sécurité, qui répondaient, sans détails précis, que les recherches étaient restées infructueuses ou que le disparu était recherché. Certaines de ces réponses contredisaient même celles fournies par l’ONDH quelques années plus tôt.
Les plaintes déposées devant les tribunaux n’ont eu aucun impact. Bien que les familles aient pu fournir des témoignages circonstanciés des arrestations, indiquer les noms des agents responsables, et même, parfois, désigner des témoins prêts à être auditionnés, toutes les plaintes sont restées sans suite. Aucun disparu, qu’il soit vivant ou décédé, n’a été retrouvé. Aucun agent des forces de l’ordre n’a été inquiété pour son implication dans un cas de disparition.