Hommage à ma mère Fatima Yous, présidente et fondatrice de SOS Disparu en Algérie

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Nassera Dutour, Présidente du CFDA et de la FEMED, a souhaité, par cette lettre, rendre hommage à sa mère Fatima Yous, décédée cet été. Infatigable militante des droits humains, elle n’a eu de cesse de rechercher la vérité sur ce qui était arrivé à son petit-fils Amine et à tous les autres disparus, enlevés par l’Etat algérien. La lutte pour la justice continue.

« Maman, ma très chère Maman

L’année 2020 a été très compliquée et l’est toujours avec la COVID19, ce virus qui a ravagé la planète entière et voilà que vient se rajouter ton départ, si imprévisible, si inattendu, si douloureux. Cependant, pour nous tu resteras toujours vivante et tu resteras pour tous un exemple de combattante pour le respect des droits de l’homme.

Depuis la disparition de ton petit fils Amine en 1997, tu n’as pas eu un seul moment de répit. De plus dans la même année, il y a eu le massacre de Bentalha où vivait Nesroulah, ton fils qui a réussi à survivre à ce massacre. Quelques mois auparavant, avec Lyes ton autre fils, tu as été agressée par un groupe de terroriste et l’un deux t’as mis son arme sur ta tempe en te disant que si tu continuais comme ça tu allais finir égorgée, comme ces corps sans vie qu’ils étaient venus jeter près de notre immeuble. Ceci parce que tu les suppliais de ne pas prendre les valises que tu avais ramenées de France et dans lesquelles il y avait les vêtements de l’Aïd pour tes petits enfants. C’était juste à la veille de l’Aïd.

Tu étais d’un courage invraisemblable, inouï, tu étais tenace et toujours déterminée. Malgré tout ce que tu as enduré, tu as su rester debout toute ta vie.

Tu étais à la fois une mère et une vraie patriote. Déjà en tant que jeune émigrée, vivant à Marseille, tu n’as pas pu t’empêcher de te soulever contre le racisme en France. Tu as combattu l’injustice, l’arbitraire et l’oppression, quelle que soit leur forme et leur origine.

Où que tu te trouvais et où que tu ais vécu, tu as toujours été fidèle à l’Algérie et refusais toute complaisance. Dès ton plus jeune âge, à Marseille, tu as mis ton grain de sel dans la guerre d’Algérie.

Tu étais la passeuse. Une personne venait frapper à la porte, te donnait un code et toi tu répondais en retour par un autre code avant d’ouvrir la porte. Elle te donnait un paquet : « c’était de l’argent » et, au fil de la journée, une autre personne venait frapper à la porte avec le même scénario et tu lui remettais le paquet.

Tous les soirs, dès que mes frères étaient couchés, tu éteignais toutes les lumières et dans le silence le plus total, tu cherchais à capter les ondes des pays arabes pour avoir des nouvelles de l’Algérie. Bien que les nouvelles furent en langue arabe et que je ne comprenais pas du tout l’arabe, j’ai gardé en mémoire « Houna El Kahira ». Papa qui travaillait comme barman, arrivait tard le soir et te trouvait l’oreille collée à la radio, il te disait « tu vas finir par nous envoyer à la guillotine » mais tu n’avais pas peur, tu continuais ton combat, rien ne t’empêchait d’avancer.

L’indépendance de l’Algérie fut proclamée et tu nous y as emmenés en 1965. Oui, tu voulais vivre dans ton pays pour lequel tu avais pris tant de risques. Et voilà que nous sommes partis en Algérie, sans logement précis. On nous a placés provisoirement dans une cité d’urgence « la fameuse cité Clémenceau ». On y est restés 18 ans.

A la cité, tu étais l’assistante sociale, l’infirmière, la bienfaitrice de tous. Quiconque ayant eu besoin de soin, un besoin de piqure, une déception amoureuse, un problème avec son mari, ou une femme qui allait accoucher, venait trouver Khalti Fatima pour résoudre son problème. Tu n’avais jamais fait d’études paramédicales, mais tu étais capable de soigner tout le monde. Tu accompagnais les malades dans leurs souffrances et tu souffrais pour eux. Puis tu as travaillé en tant qu’aide-soignante au service de pédiatrie du professeur Grangaud, qui vient de décéder, juste quelques jours après toi. Tous les soirs, tu revenais, exténuée et parfois révoltée par la perte d’un enfant que malheureusement vous n’aviez pas pu sauver.

Et voilà qu’en 1997, ton petit fils, ton préféré, ton chouchou, mon propre fils a été arrêté et a disparu. Tu l’aimais Amine ! A ses vingt ans, pour son anniversaire, tu lui avais fait une belle fête, une belle surprise. Tu avais invité tous ses copains et tu lui as fait cadeau d’une chaine en or. La photo est toujours au-dessus de ton bureau à Alger.

Nous nous sommes démenées sans relâche pour retrouver Amine. Nous partions tous les jours, le matin très tôt à la recherche d’Amine. Nous avons « sillonné l’Algérie ». Nous l’avons cherché partout, dans les commissariats, gendarmeries, les casernes, les hôpitaux, les morgues, partout… Mais nous ne l’avons pas trouvé.

Nous avons parcouru le monde, interpellant l’opinion publique internationale sur le phénomène et la réalité des disparitions forcées en Algérie. Ainsi « nous ne sommes plus quittées ». Nous sommes allées au Liban, au Maroc, en Turquie, en Belgique, aux Pays-Bas, en Espagne, en Suisse où nous avons rencontré à plusieurs reprises le Groupe de travail sur les disparitions forcées, au sein du Palais des Nations.

Main dans la main, nous avons créé le mouvement des familles des disparus en Algérie : SOS Disparus et le Collectif des familles de disparus en Algérie. Nous avons ouvert notre premier bureau à Alger en 2001, rue Mohamed Lebib et tu étais présente au bureau tous les jours, du matin au soir. Tu accueillais les familles, prenais leurs témoignages, les rassurais, alors qu’elles n’avaient plus d’espoir pour leurs fils/filles/proches. Tu me rapportais leurs histoires, affligeantes et bouleversantes. A entendre tout cela, nous ne pouvions bien sûr pas rester les bras croisés.

Oui, tu étais un pilier de l’Association. Tu as réuni toutes les familles pour en faire une grande famille « à la recherche de la vérité et la justice ».

Tu as fait du porte à porte, partout dans toute l’Algérie, à Blida, Oran, à Constantine, à Jijel, à Tiaret, à Bouira, Bejaia, Djelfa, Ghardaia pour rencontrer les familles de disparus.
Tu étais un être sociable et charitable, le peu que tu possédais, tu l’as offert. Tu avais du mal à supporter la misère que nous découvrions lors de nos déplacements chez les familles.

Tu préparais tes réunions de bureau tous les mardis, tu préparais l’ordre du jour et tu rappelais à tes membres qu’il ne fallait pas oublier la réunion de demain. Toutes les semaines, tu préparais tes rassemblements hebdomadaires du mercredi, les photos et les banderoles. Tu te souciais des moindres détails, surtout lorsqu’il s’agissait des grands rassemblements ponctuels, comme par exemple pour « la Journée internationale des droits des femmes ou la Journée internationale des droits de l’Homme».

Tu nous as réconciliés avec les familles victimes du terrorisme. Tu as dit qu’il fallait mutualiser nos efforts pour « travailler tous ensemble » et chercher la vérité. « La vérité coûte que coûte car nous sommes toutes des victimes ».

Je n’oublierai jamais le séminaire de 2007 lorsque la police est venue pour nous chasser de la salle que nous avions louée à cette occasion. Tu t’es allongée par terre, à travers l’entrée de la salle, pour empêcher la police d’y entrer, sous-entendant ainsi qu’il fallait d’abord qu’ils te passent sur le corps.

Vingt ans plus tard, lorsque tu devais recevoir un ou une journaliste ; tu me disais « mais qu’est-ce que je vais encore pouvoir raconter. Ça fait des années que je parle et je n’ai jamais arrêté, alors que vais-je encore pouvoir dire ? » « Mais maman, il y a tellement de choses à dire et je suis sûre que tu vas t’en sortir », je lui répondais. Et elle assurait.

Ceci est un petit résumé de l’histoire de ma mère. Elle a tant bataillé et malgré cela elle est partie sans avoir pu connaitre la vérité sur la disparition de mon fils Amine, ainsi que sur le sort de tous les disparus. Mais au-delà de son décès, elle restera un symbole pour ceux et celles qui mènent, comme elle, un long et dur combat et qui sont prêt.e. s à lutter jusqu’au bout de leur vie pour la Vérité et la Justice.

Nassera »