Réponses données par l’Algérie

Après avoir longtemps nié l’existence des disparitions forcées sur leur territoire, les autorités algériennes ont été contraintes de la reconnaître sous la pression nationale et internationale. Malgré cette reconnaissance, aucune volonté politique de traiter le dossier des disparus de manière satisfaisante n’a été constatée.

Les lois et les mécanismes institutionnels adoptés depuis 1998, prétendant prendre en charge la question des disparus, n’ont été que des tentatives de nier le caractère forcé des disparitions, d’enfouir la vérité sur le sort réservé aux disparus et de garantir l’impunité des présumés auteurs à tous les niveaux.

L’adoption de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale en 2005 et l’entrée en vigueur en 2006 de ses textes d’application constituent l’aboutissement d’un long processus tendant à clore le dossier des disparus dans le déni du droit à la Vérité et à la Justice.

Le déni de l’implication des agents de l’État dans les disparitions (1994-2003)

Entre 1994 et 1996, l’Observatoire National des droits de l’Homme (ONDH) a été saisi des cas de disparitions par des milliers de familles. Les saisines s’effectuaient auprès de la «structure de réception, d’enregistrement, de documentation et de suivi des doléances des citoyens».

En 1997, l’ONDH a enregistré 706 nouveaux cas de disparitions. L’institution a transmis ces cas aux services de sécurité à travers la procédure «dite de localisation du lieu de détention éventuelle». L’ONDH a reçu les réponses de différents services de sécurité concernant 514 personnes disparues.

Cliquez ici pour accéder au rapport annuel 1997 de l’ONDH

Le travail de recherche des disparus mené par l’ONDH entre 1994 à 1998 s’est limité à l’enregistrement des cas de disparitions signalés par les familles et à la transmission des correspondances entre ces dernières et les services de sécurité.

Dénonçant le refus de mener des enquêtes effectives, les familles de disparus, témoins de l’arrestation de leurs proches par des agents de l’État, ont poursuivi leur quête de Vérité. Elles se sont particulièrement tournée vers les instances internationales de protection des droits de l’Homme des Nations Unies.

En 1998, le Comité des droits de l’Homme prit sérieusement en compte la question des disparus en Algérie. Dans ses observations générales formulées à l’issue de l’examen périodique du respect par l’Algérie du Pacte International relatif aux droits civils et politiques (PIDCP), il exprima « […] les graves préoccupations que lui inspirent le nombre des disparitions et l’incapacité de l’État à réagir de manière appropriée, ou à répondre tout simplement à des violations aussi graves».

Cliquez ici pour télécharger les Observations finales du Comité des droits de l’homme, CCPR/C/79/Add.95, 1998

A la suite de ces observations, une première mesure officielle pour prendre en charge le dossier des disparus et répertorier les victimes dans un fichier central fut annoncée en Algérie. En septembre 1998, des bureaux d’accueil furent institués dans les 48 wilayas. Cependant, dans certaines régions, d’après les témoignages des familles, les bureaux déclarés par le ministère n’étaient qu’une adresse avec un rideau fermé. Sous la tutelle du ministère de l’intérieur, ces bureaux étaient en charge de recenser les déclarations et les plaintes des familles alléguant des disparitions. Dans le même temps, un comité créé au sein du ministère de la Justice, était chargé de recenser les plaintes adressées aux juridictions et de leur donner suite.

Au 31 mars 2001, après trois ans d’activité, les bureaux d’accueil avaient recensé 4884 cas de disparitions à travers tout le territoire. Malgré les recommandations du Comité des droits de l’Homme dans ce sens, la liste des disparus n’a jamais été rendue publique. En pratique, aucun élément ne laisse penser que des enquêtes approfondies et impartiales sur le sort des disparus aient eu lieu dans cette période, que ce soit au niveau administratif ou au niveau judiciaire. Les bureaux d’accueil du ministère de l’intérieur se sont contentés, comme l’ONDH précédemment, de demander aux services de sécurité des renseignements sur les personnes disparues. Les réponses transmises aux familles mentionnaient alors sans plus de détail que les recherches étaient demeurées infructueuses ou encore que le disparu était recherché par les services de sécurité. Certaines des réponses transmises par le ministère de l’intérieur contredisaient même celles envoyées par l’ONDH quelques années plus tôt.

Les plaintes déposées devant les tribunaux n’ont jamais eu plus de succès. Bien que les familles soient en mesure de fournir des récits circonstanciés de l’arrestation, des noms d’agents responsables et que des témoins de l’arrestation ou de la détention acceptent parfois d’être auditionnés, toutes les plaintes sont restées pendantes ou ont fait l’objet d’un non-lieu. Pas un disparu, décédé ou vivant, n’a été localisé. Aucun agent des forces de l’ordre n’a jamais été inquiété par la justice pour un cas de disparition.

Le mécanisme ad hoc de prise en charge des disparus (2003-2005)

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En 2003, le président de la République Abdelaziz Bouteflika annonça la création d’un mécanisme ad hoc adossé à la nouvelle CNCPPDH, qui a succédé à l’ONDH en 2001. Chargé d’une mission temporaire de 18 mois, ce mécanisme avait pour mandat la prise en charge de la question des disparus.

Cliquez ici pour télécharger le décret portant création de la CNCPPDH

Farouk Ksentini, président de la CNCPPDH, fut nommé président du mécanisme ad hoc. Malgré le nombre croissant de disparus déclarés chaque année, M. Ksentini s’évertuait déjà, à la moitié de son mandat, à démontrer que les disparitions étaient des faits isolés d’agents de l’État et que «les institutions [étaient] hors de cause».

Durant l’été 2004, soit 10 mois après sa création, le mécanisme ad hoc entreprit une campagne nationale de convocation des familles de disparus. Les familles de toutes les wilayas durent se rendre, à leurs frais, au siège de la CNCPPDH à Alger pour remplir un questionnaire intitulé «fiche de recensement». Les questions posées dans cette fiche avaient essentiellement trait aux informations concernant l’identité du disparu et aux circonstances de la disparition. En fin de questionnaire, une procédure d’indemnisation était proposée aux familles de disparus dans les termes suivants : «Accepteriez-vous une indemnisation qui serait susceptible de vous être proposée par l’État ? (Oui/Non)»

Le 9 mars 2005, à trois semaines de la fin du mandat du mécanisme ad hoc, M. Ksentini indiqua dans une interview accordée au quotidien La Tribune, que la commission avait au final recensé 6146 cas de disparus à partir de «dossiers concrets, circonstanciés et exacts». Il admettait alors, que le mécanisme ad hoc n’avait pas permis d’établir la vérité au cas par cas sur le sort des disparus, du fait que «les personnes incriminées se défendent car, disent-elles toutes, leurs rôles s’arrêtaient aux arrestations. Les services incriminés affirment avoir relâché les personnes arrêtées après leur interrogatoire et les familles affirment qu’ils ne sont jamais rentrés. Il faut aussi noter que nous ne sommes pas une institution officielle et nous ne disposons pas de pouvoir judiciaire».

Le mandat du mécanisme ad hoc pris fin le 31 mars 2005, date à laquelle M. Ksentini devait remettre son rapport et ses conclusions au président de la République. Encore une fois, ni la liste des disparus recensés par le mécanisme ad hoc, ni le rapport final ne furent rendus public. Seules, les déclarations de Farouk Ksentini à la presse donnent des indications sur le contenu du rapport. Selon ses conclusions, «les disparus sont des citoyens dont l’État n’a pas assuré la sécurité». Pour Me. Ksentini, la responsabilité de l’État est civile et non pénale. « L’État est donc responsable mais pas coupable, voilà la différence». «L’État est responsable des agissements illicites de ses agents, c’est dans le code civil, et donc l’État doit réparer matériellement le préjudice causé aux familles si celles-ci le demandent.»

De ces considérations surgit le projet de Charte pour la paix et la réconciliation nationale soumis à referendum en septembre 2005.

La Charte pour la paix et la réconciliation nationale (2005)

La Charte pour la paix et la réconciliation nationale a été adoptée par référendum le 29 septembre 2005.

La Charte a été assortie de quatre textes d’application entrés en vigueur en 2006 renforçant l’impunité et organisant la procédure d’indemnisation des familles de victimes de disparition:

  • Ordonnance n°06-01 du 28 Moharram 1427 correspondant au 27 février 2006 portant mise en oeuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale:
    • L’article 45 dispose : « aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vertu de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République algérienne démocratique et populaire»
    • L’article 46 prévoit qu’« est puni d’un emprisonnement de 3 à 5 ans et d’une amende de 250 000 dinars algériens à 500 000 dinars algériens, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité des agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international ».
  • Décret présidentiel n° 06-93 du 29 Moharram 1427 correspondant au 28 février 2006 relatif à l’indemnisation des victimes de la tragédie nationale
  • Décret présidentiel n° 06-94 du 29 Moharram 1427 correspondant au 28 février 2006 relatif à l’aide de l’’Etat aux familles démunies éprouvées par l’implication d’un de leurs proches dans le terrorism
  • Décret présidentiel n° 06-95 du 29 Moharram 1427 correspondant au 28 février 2006 relatif à la déclaration prévue par l’’article 13 de l’’ordonnance portant mise en oeœuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale

 

Cliquez ici pour télécharger les textes dans le JO n°11 du 28 février 2006

Ces textes représentent l’achèvement logique d’un processus d’impunité débuté plusieurs années auparavant avec la promulgation de la loi sur la concorde civile adoptée par référendum le 16 septembre 1999. Cette loi accordait déjà des exonérations et des atténuations de peine aux «personnes impliquées et ayant été impliquées dans des actions de terrorisme ou de subversion qui expriment leur volonté de cesser, en toute conscience, leurs activités criminelles»[articles 1er et 3]. En 2000, le bénéfice de la concorde civile a été étendu aux combattants de l’Armée islamique du Salut (AIS), qui pour la plupart ont bénéficié d’une «grâce amnistiante » par le décret n° 2000-03 du 10 janvier 2000. Les textes d’application de la Charte accordent encore une fois l’extinction des poursuites pénales aux membres des groupes armés islamistes qui ont déposé les armes, à l’exclusion « des personnes qui ont commis ou ont été les complices ou les instigatrices des faits de massacres collectifs, de viols ou d’utilisation d’explosifs dans les lieux publics » . Mais le dispositif va cette fois plus loin. Il octroie une immunité juridictionnelle aux agents de l’État, toutes composantes confondues, qui auraient commis des « actes répréhensibles » dans le cadre d’actions menées pour la préservation de la sécurité des biens et des personnes, la préservation de la Nation et la sauvegarde des institutions. Selon ces dispositions, toute plainte déposée contre des agents de l’État pour disparition forcée doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente. En vertu du dispositif législatif de la Charte et ses textes d’application, les familles de disparus, privées de leurs droits à la vérité et à la justice, ont pu prétendre à une indemnisation financière en l’échange de l’établissement d’un jugement de décès des disparus. Depuis 2008, les autorités algériennes estiment que le dossier des disparus est clos, les familles ayant été en grande majorité indemnisées.

Le dispositif de la réconciliation nationale prévient toute poursuite pénale à l’encontre des responsables présumés de disparition forcée. Il empêche également l’ouverture d’enquête sur le sort des personnes disparues. L’indemnisation, proposée aux familles de disparus en l’échange d’un jugement de décès, les prive de leur droit à une réparation pleine et entière. Ces mesures sont confortées par une interdiction générale de faire usage de la liberté d’expression pour mettre en cause la version officielle de l’Histoire entérinée par la Charte.

Immunité juridictionnelle et refus de mener des enquêtes

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L’article 45 de l’ordonnance n° 06-01 organise l’immunité juridictionnelle de tout agent de l’État présumé avoir été impliqué dans un acte de disparition forcée. L’article 45 dispose qu’ «aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République algérienne démocratique et populaire. Toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente».

Les familles qui ont déposé des plaintes ont le plus souvent reçu une décision de non lieu, jamais explicitement motivée par l’application de l’article 45. En revanche, au lieu de répondre à la demande, le procureur enjoint le plaignant à se tourner vers le juge des affaires familiales pour enclencher la procédure d’indemnisation prévue aux articles 27 à 39 de l’ordonnance n° 06-01 portant application de la Charte.

Au terme de l’ordonnance 06-01, des enquêtes devaient être menées sur le sort des disparus dans le cadre de l’application de la procédure indemnisation. En effet, l’article 27 de l’ordonnance n° 06-01 du 27 février 2006 prévoit en son alinéa 1 qu’«est considérée comme victime de tragédie nationale, la personne déclarée disparue dans le contexte particulier généré par la tragédie nationale». L’alinéa 2 précise que «la qualité de victime de la tragédie nationale découle d’un constat de disparition établi par la procédure judiciaire à l’issue des recherches demeurées infructueuses».

En principe, le constat de disparition ouvre droit, en vertu de l’article 30 de l’ordonnance 06-01, à l’établissement d’un jugement de décès lorsque le disparu n’a «plus donné signe de vie et [que son] corps n’a pas été retrouvé après investigations, par tous les moyens légaux, demeurées infructueuses» y compris la recherche de témoignages et les relevés ADN.

Or en pratique, les familles ont simplement été entendues par les services de police, qui n’ont mené aucune enquête effective. Deux à trois semaines plus tard, elles se sont vues délivrer un constat de disparition qui mentionne, sans plus de précision, qu’à l’issue de recherches demeurées infructueuses, la personne est déclarée disparue.

Les procès-verbaux de constat de disparition sont des documents types. Régulièrement, les familles de disparus ont rapporté que les services de police ont refusé de délivrer le constat de disparition au motif que le disparu ne figure pas sur leur liste. De nombreuses familles de disparu ont quant à elles reçu un certificat de décès, normalement délivré dans le cadre de la procédure de « l’aide de l’État aux familles démunies éprouvées par l’implication d’un de leurs proches dans le terrorisme » en lieu et place d’un constat de disparition. Ces familles, par ignorance ou parce qu’elles ne savaient pas lire, ont ainsi retiré un certificat de décès indiquant que le disparu «est décédé au sein d’un groupe armé lors d’un accrochage».

Une indemnisation financière contre l’établissement d’un jugement de décès

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Selon l’alinéa 8 du paragraphe IV de la Charte : «Les personnes disparues sont considérées comme victimes de la tragédie nationale, et leurs ayants droit ont droit à réparation». Le dispositif mis en place par la Charte et ses textes d’application, incite les familles de disparus à enclencher la procédure d’indemnisation prévue aux articles 27 à 39 de l’ordonnance n° 06-01 du 27 février 2006. Le constat de disparition ouvre le droit à l’introduction devant la juridiction compétente d’une requête en déclaration de jugement de décès par l’un des héritiers, toute personne y ayant intérêt, ou le ministère public [art. 32 de l’ordonnance du 27 février 2006]. Seules les personnes en possession d’un jugement définitif de décès peuvent enclencher la procédure d’indemnisation prévue à l’article 37 de l’ordonnance. L’établissement d’un jugement de décès est une démarche pénible pour les familles souvent contraintes par la misère matérielle et financière dans laquelle elles se trouvent depuis la disparition de leurs proches. Dans ses observations finales de 2008 relatives au respect par l’Algérie de la Convention contre la torture et autres peines ou traitement inhumain, le Comité contre la torture a considéré que la subordination l’indemnisation à l’établissement d’un jugement de décès « pourrait constituer une forme de traitement inhumain et dégradant». Ce dispositif n’offre pas une réparation appropriée et adéquate aux familles de disparus.

L’interdiction de toute critique à l’encontre des autorités

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L’article 46 de l’ordonnance n° 06-01 stipule qu’« est puni d’un emprisonnement de trois (3) ans à cinq (5) ans et d’une amende de 250.000 DA à 500.000 DA, quiconque qui, par ses déclarations, écrits ou tout autre acte, utilise ou instrumentalise les blessures de la tragédie nationale, pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de ses agents qui l’ont dignement servie, ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international. »

Cet article constitue une menace directe pour quiconque veut dénoncer publiquement des atteintes aux droits de l’Homme ou initier un débat à ce sujet. Il menace non seulement les victimes directes et leurs familles en les dissuadant de déposer des plaintes, même en cas de violations persistantes de leurs droits, mais également les journalistes contraints à l’autocensure.

Il empêche également les familles de disparus, les défenseurs des droits de l’Homme ou tout autre citoyen souhaitant rechercher la Vérité sur le sort des disparus, de s’organiser autour de la lutte contre l’impunité et de la thématique de la réconciliation nationale. Ainsi, les rassemblements hebdomadaires que tiennent les familles de disparus chaque mercredi devant le siège de la CNCPPDH à Alger depuis août 1998 sont interdits. Les agents de la force publique n’hésitent pas à user de violences injustifiables à l’encontre des mères de disparus.

Hormis les rassemblements hebdomadaires, d’autres manifestations sont organisées régulièrement à certaines occasions de commémoration. Or, nombreux sont les cas où les forces de l’ordre empêchent les membres des familles de se réunir et répriment avec violence ces rassemblements pacifiques.

Consultez le rapport « Les disparitions forcées en Algérie: un crime contre l’humanité »